Dans Tyrannie de la visibilité : un nouveau culte démocratique (VA press), Philippe Guibert questionne notre rapport à l'image. Pour lui, le numérique a créé un désir d'être vu et un besoin de voir, qui pose problème.
Marianne : Vous relevez que nos sociétés sont avant tout aujourd’hui des sociétés de l’image et non plus de l’écrit. En quoi est-ce un bouleversement ?
Philippe Guibert: C’est l’image-son qui fait foi désormais, bien plus que l’écrit. C’est elle qui atteste de la réalité de ce qui s’est passé, de l’authenticité de ce que pense vraiment une personne. L’écrit est différé, il est pesé et soupesé. A nos yeux dressés au visuel, ce peut être du reconstitué, pas assez intense, sinon de l'artifice. L’image, elle, ne ment pas, si j’ose dire. Elle est révélatrice et le sera d’autant plus en direct-live, avec la plus grande spontanéité possible. Surtout quand elle montre du ressenti et du vécu, du témoignage et du brut. Il nous faut de l’image intense et du son qui clashe.
Le numérique, avec cette viralité de l’image-son, c’est une amplification de ce que Régis Debray a appelé la vidéosphère, celle où le visible dit le réel et la vérité du réel. Il date son origine au début des années 70, avec le développement de la télévision. Le numérique met désormais l’image et l’expression visibles à portée de tous, par l’automédiatisation digitale.
Bien sûr, l’écrit n’a pas disparu, mais il change de nature. D’abord, il est rongé de l’intérieur par le chiffre, les statistiques, autre attestation du réel, jugée plus sérieuse que les longs discours (victoire de l’économisme sur les Humanités). Ensuite par le rétrécissement du temps dans une économie très concurrentielle de l’attention : on lit des formats de moins en moins longs. Enfin par la prééminence de la visibilité d’un auteur : celui-ci devient le préalable de son œuvre, son "image" personnelle prime sur ses livres – voyez les mésaventures de Yann Moix. Le "moi social " visible, de l’auteur, est le filtre pour accepter son "moi profond", celui de l’écrivain ou du penseur. Proust, qui a théorisé cette opposition, lui qui était perçu comme un mondain superficiel, en serait désolé…Ce n’est plus l’écrit qui nourrit notre imaginaire collectif.
Un présidentiable sérieux désormais se rapproche d’un personnage de série
Selon vous, les séries sont devenues l’art dominant de notre époque. Quels sont les impacts sur nos vies et sur la vie politique ?
Elles sont en train de devenir l’art dominant. Le cinéma garde encore son prestige, comme la littérature il y a quelques décennies : les films qu’il faut avoir vus, dont on parle dans les dîners. Mais les séries, par leur format, leur facilité de téléchargement, et puis souvent leur grande qualité, deviennent l’art populaire par excellence. Le 30 ou le 50 minutes, c’est la bonne durée pour capter notre attention sollicitée de toutes parts, sur notre canapé. Et la bonne série, c’est celle qui sait monter des scènes d’images-sons intenses, pour nous rendre addicts.
A tel point que nous nous racontons nos vies comme des séries, parce que nous voulons vivre de l’intense. Cette forme contemporaine du roman populaire oriente notre imaginaire (avec la téléréalité et les jeux vidéo, autres images…). Et l’actualité devient elle-même une série quotidienne, à base elle aussi d’images-sons intenses, fournies de plus en plus par nos smartphones. Avec des personnages aussi ! L’actualité française, c’est une série en cinq saisons, dont le personnage principal est le Président. Un quinquennat, c’est une suite d’épisodes diffusés en photos ou vidéos, presque chaque jour.
Et un présidentiable sérieux désormais se rapproche d’un personnage de série : il doit avoir une gueule et une histoire personnelles qui prennent l’image-son, rejoignent le récit qu’il propose des dérèglements du pays. Et cohérents aussi avec le combat qu’il veut mener, face à l’adversité des événements que l’actualité lui impose. Attention : s’il répugne à jouer le jeu et rate quelques scènes, voyez François Hollande, on réclamera un changement d’acteur et de rôle, pour une nouvelle série quinquennale. On a besoin d’un personnage dans lequel on se projette, du moins dans lequel une base sociale assez large va pouvoir se projeter. Cette ultra-personnalisation a son revers : la détestation d’autres groupes sociaux, quand le personnage principal leur devient répulsif à force d’être vu et entendu…
Selon vous, le culte de la visibilité relève d’une forme de néo-protestantisme. En quoi ?
Il y a une forte analogie avec l’histoire et la culture protestantes, dont le mot clef est la désintermédiation ! La révolution numérique rappelle celle de l’imprimerie : après Gutenberg, on peut imprimer la Bible dans des langues locales plutôt qu’en latin et la diffuser ainsi bien plus largement. Le protestantisme s’est répandu par l’accès direct, sans l’intermédiaire du clergé honni, à la Bible imprimée et à Dieu. Et chacun peut y devenir pasteur. Qu’est-ce que le numérique sinon une autre désintermédiation formidable, où on a accès direct à l’information et au savoir, en défiance des autorités instituées, à commencer par le clergé journalistique (mais aussi des "intellectuels", professeurs, et bien sûr des politiques !). C’est aussi l’accès démocratisé à la visibilité qui exauce le désir d’être vu et le besoin de s’exprimer, pour trouver les signes d’une "élection" ! L’information enfin, se diffuse par communauté idéologique, avec ses propres interprétations, via de nouveaux pasteurs concurrents, des éditorialistes et autres grands prêtres : les influenceurs. C’est une rupture dans notre culture "catho-laïque", fondée sur la hiérarchie et la verticalité.
La transparence est inhérente à l’âge de la visibilité généralisée, qui privilégie l’individu en gros plan, transformé en personnage, sur la fonction et l’institution qu’il incarne
On peut prolonger l’analogie : l’église médiatique dominante a été obligée de réagir à cette Réforme numérique par une contre-Réforme ! Du fait de sa dépendance économique à la viralité numérique, deux leviers de reconquête ont été mobilisés en particulier, pour le meilleur ou pour le pire : l’enquête d’investigation, qui gagne la plupart des médias, et puis l’exercice de fact-checking qui consiste à démêler le vrai du faux dans ce qui fait polémique. C’est ainsi que les médias réaffirment leur monopole du sermon légitime sur ce qui se passe, pour retrouver une crédibilité auprès des brebis égarées sur les réseaux sociaux… L’autre choix, peut-être plus pertinent, est de constituer autour d’un média une communauté idéologique numérique.
Vous pointez l'obsession pour la transparence. Plus que la "tyrannie de la visibilité", n’est-elle pas la conséquence d’une démocratisation de nos sociétés, associée à une prolifération d’affaires et de scandales qui ont touché et décrédibilisé durablement la classe politique ?
Il y a une tension entre la vertu démocratique de la transparence que vous soulignez et ses vices républicains ! Les vices républicains sont l’éviction des sujets majeurs au profit de scandales dont l’importance est très variable (les affaires les plus décisives, comme le financement libyen soupçonné de certains sarkozystes, semblent moins interpeller que des homards photographiés à l’Hôtel de Lassay : tyrannie de l’image…). Et puis tout de même le respect de la présomption d’innocence, passée par pertes et profits sans état d’âme ! Au point qu’on en vient à devoir démissionner sans même une mise en examen.
"La transparence est inhérente à l’âge de la visibilité généralisée, qui privilégie l’individu en gros plan, transformé en personnage, sur la fonction et l’institution qu’il incarne."
Mais le problème est tranché : la transparence est inhérente à l’âge de la visibilité généralisée, qui privilégie l’individu en gros plan, transformé en personnage, sur la fonction et l’institution qu’il incarne. Fin de la séparation du public et du privé : on veut savoir avec qui couche nos gouvernants et combien ils nous coûtent ! Les gouvernants ne peuvent plus feindre de l’ignorer ou de s’en offusquer. A eux d’agir en conséquence – la sobriété est bonne conseillère, voilà au moins une vertu de la transparence, qui incite à la décence... Car je l’ai déjà souligné : l’investigation est devenue une arme médiatique décisive, dans la bataille entre pouvoir politique et pouvoir médiatique. Mediapart et le Canard enchainéétaient le noyau dur du journalisme d’investigation tant critiqué ; je constate que presque tout le monde s’y met, parce que une enquête est très virale et donne de la visibilité…
Souhaitons simplement qu’il reste encore quelques personnes de qualité pour jouer les personnages-gouvernants sur nos écrans dans les années qui viennent. Elles devront passer au crash-test de la transparence. La présidentielle de 2017 avec l’affaire Fillon a été un accélérateur, pas une parenthèse.
La lutte pour la visibilité a-t-elle remplacé la lutte des classes ?
Elle en est plutôt une modalité de plus en plus obligée : les rapports de visibilité s’entremêlent aux rapports de classe entre diplômés métropolitains et classes moyennes et populaires des périphéries. Les invisibles veulent accéder à la visibilité. Cela ne concerne pas seulement les groupes sociaux : les affirmations identitaires recourent elles aussi à la visibilité, et d’abord dans l’espace quotidien…
Passons vite sur la lutte pour la visibilité au sein des catégories dirigeantes, dans le cadre de la lutte des places : c’est un phénomène médiatique ancien. J’insiste pour ma part sur la lutte collective pour la visibilité, celle qui permet d’attirer l’attention publique, des médias et ainsi du pouvoir, pour obtenir reconnaissance et sécurité : elle est devenue un principe très actif de notre démocratie, et de concurrence entre groupes sociaux. Ici, les gilets jaunes font cas d’école.
Ce n’est pas seulement l’histoire d’un vêtement de détresse devenu signe d’appartenance à la France périphérique, celle du rond-point, du centre commercial et du pavillon. L’enjeu est surtout : comment "prendre l’image" ? Prendre l’image pour non pas prendre le pouvoir, mais pour l’interpeller, le déstabiliser, afin d’obtenir gain de cause. Et prendre l’image, cela veut dire provoquer de l’image-intense, celle qui est virale, des chaines d’info aux réseaux sociaux et aux JT. Et qu’un pouvoir ne peut ignorer, auquel il est obligé de réagir. La violence en est de fait un bon moyen...
Dans ces conditions, le vote devient aussi un moyen de compenser son invisibilité ou de contester la trop grande visibilité des autres. On peut analyser les élections européennes de juin 2019 comme une réaction à la visibilité des gilets jaunes conquise de l’automne 2018 au printemps 2019, qui capte toute l’attention publique. La mobilisation des métropoles y a répondu, en faveur du macronisme et de l’écologisme. Le vote lepéniste, lors d’autres élections, a été aussi un moyen de lutter contre l’invisibilité de la France populaire.
L’ère de la visibilité est une nouvelle illustration du théorème d’Archimède : tout groupe social plongé dans une forte visibilité suscite en réaction une poussée contraire d’invisibles, sous différentes formes.
En quoi le numérique favorise-t-il le populisme ?
Le numérique fonctionne à la désintermédiation "protestante", contre les institutions, contre ceux qu’on voit trop et qu’on entend trop, la visibilité numérique venant compenser en partie la visibilité médiatique des "Importants". Il s’organise en communautés souples qui peuvent devenir des contre-sociétés : les gilets jaunes nous l’ont montré par des groupes et des pages Facebook montés en moins de trois semaines. Ils ont d’ailleurs inspiré d’autres contestations mondiales en 2019, où les réseaux sociaux jouent un rôle décisif. En France, nous sommes obnubilés par Twitter, parce que les catégories dirigeantes, en particulier journalistiques et politiques, y sont très présentes. Mais le phénomène massif, c’est Facebook : 35 millions de comptes actifs, le cœur de la population active, avec de plus en plus de jeunes retraités. Quant à la jeunesse, elle est sur Instagram : Greta Thunberg y a près de 10 millions d’abonnés …
Regardons un peu autour de nous : le succès de Trump, ce n’est pas seulement ses tweets, pour mobiliser chaque jour sa base, c’est aussi la mobilisation négative, au moment de la campagne, contre Hillary Clinton, figure de l’establishment, par la publicité ciblée sur Facebook, dans les swing states. En Italie, Beppe Grillo, fondateur du Mouvement 5 étoiles, s’exprimait hier par un blog, contre les médias dominants berlusconiens. Salvini aujourd’hui est le politique européen le plus présent et le plus suivi sur Facebook et Instagram. Les leaders populistes donnent le ton de la communication politique de l’ère de la visibilité, parce que le numérique est culturellement populiste…
"Le numérique construit un individu qui recherche l’élection de la visibilité, individuelle ou collective."
Mais pour qu’il y ait réaction populiste, il fallait d’autres ingrédients décisifs : l’affirmation libérale ou néo-libérale, aux Etats-Unis et en Europe, tout à fait aveugle aux perdants qu’elle produit et dont le principe même est de réduire la puissance du politique, donc la portée du vote démocratique. Affirmation libérale, une crise financière qui a accéléré le déclassement de la population, puis ensuite forte visibilité de la "crise des migrants", le tout pendant une révolution culturelle (la désintermédiation numérique) : voilà les ingrédients de la situation "populiste".
Vous relevez trois impensés de "l’homme visible, au moins dans nos contrées européennes" : "le narcissisme, l’antipolitisme, le goût de l’hostilité ". En quoi sont-ils importants et dangereux ?
Le narcissisme ne se limite pas au selfie des touristes que nous sommes : cette maladie touche les dirigeants comme leurs contestataires, car la visibilité est une ivresse ! Nous sommes à une époque où, pour exister, il faut tout de même beaucoup s’aimer... ça ne prédispose pas toujours à la compréhension de ce qui nous précède, nous excède et nous succèdera. C’est à dire à l’histoire.
Le numérique construit un individu qui recherche l’élection de la visibilité, individuelle ou collective, comme modalité de reconnaissance, et qui va s’inscrire dans un archipel de communautés d’affirmation, souvent véhémentes, souvent identitaires – le militant intégriste est très visible, vous avez remarqué ? D’où un goût des hostilités développé : le numérique n’a pas inventé les "bulles cognitives" et les "biais de confirmation", caractéristiques de toute collectivité humaine ! En revanche le numérique génère la confrontation quotidienne des bulles et communautés, et ça c’est nouveau : les entre-soi s’y disputent chaque jour !
Toutes les contestations auxquelles nous avons assistées en 2019, dans divers pays, mais aussi celle de la jeunesse autour de Greta Thunberg, se rejoignent dans le rejet viscéral de la classe dirigeante couplée à leur extrême difficulté, voire leur refus de toute forme de structuration, d’organisation, pour remplacer cette classe dirigeante ! Pas de leaders qui émergent, pas de mouvements qui se structurent. Donc du dégagisme, mais pas d’alternative. C’est cela l’antipolitisme : le rejet de la représentation existante, souvent avec de bonnes raisons, mais une incapacité à construire. Or on ne détruit bien que ce qu’on remplace, et les classes dirigeantes trouvent là le moyen de se perpétuer...